Cultivons la curiosité
Comment en vient-on à aller voir son premier film signé Spike Lee au cinéma ? Voilà une bien belle question. L'absence du réalisateur depuis que j'ai décidé de reprendre les séances en salle obscure ? Certainement. En y prêtant bien attention, je n'ai pas vu beaucoup de film de ce réalisateur. Tout juste ai-je aperçu un bout de "Malcolm X". Par contre je me souviens très bien des excellents "Summer of Sam" et "Inside Man : L'Homme de l'intérieur". Souvent décrit comme un réalisateur engagé, Spike Lee n'hésite pas à dénoncer les errements racistes de son pays. Ici, dans cette adaptation du roman de Ron Stallworth, dont le roman "Black Klansman" date de 2014 (2018 en France aux éditions Autrement), il y sera aussi question de discrimination positive. Le film est sorti depuis le 22 août 2018 en France, et j'ai eu l'occasion de le voir en VOSTFr, chose rare dans mon cinéma. D'une durée de 2h10, j'avais flashé sur la bande annonce, semblant annoncer un film assez drôle. Mais regardons la bande annonce.
Vidéo de Universal Pictures France.
Une BA pas trop mauvaise, reflétant plutôt bien le ton du film, même si la partie violente est plus ou moins omise. Non, vous ne verrez pas des courses poursuites dingues, du sang ou des scènes de tortures, mais il y a une violence raciste latente, dans les années 70, qui saute au visage. Mais d'abord l'histoire. On débute par un discours promotionnel d'un homme blanc, particulièrement raciste, qui enregistre son message dans les années 70, tout en ayant en toile de fond l'horreur de la guerre de Sécession, qui marqua l'abolition de l'esclavage. On assiste, médusés, à un discours raciste gerbant, entaché par les nombreuses prises nécessaires pour atteindre la perfection voulue par ce gros homme blanc, prônant la supériorité aryenne.
Ron Stallworth (John David Washington) est bien élevé, et il saura saisir la chance que lui offre la discrimination positive afin d'entrer dans les rangs de la Police de Colorado Springs. Après un bref entretien pour jauger sa motivation, le voilà propulsé premier Afro-Américain policier du poste de police de Colorado Springs. Au début aux archives, il apprendra à tenir ses nerfs face à des collègues venant chercher des dossiers sur des "Toads", champignons, surement la faute aux coiffures afro. Le sous titre indique, je ne sais même plus, "négro" je crois, un truc pas cool quoi.
Manquant de perdre ses nerfs, et surtout se sentant inutile, il fait le forcing pour être sur le terrain. Après un court passage comme agent infiltré, il intégrera le bureau des renseignements, où il trouvera rapidement sa place. Mais avant ça, sa première mission consiste à assister à un discours du leader des Black Panther, afin de juger de la dangerosité, ou non, du groupuscule local voulant le "Black Power". Le discours de Kwame Ture (Corey Hawkins) est brillant, exceptionnel, la mise en scène de Spike Lee trouera des culs, croyez moi, cette mise en scène des visages éclairés, putain de bordel de merde, c'est somptueux. On se retrouve happé comme pas permis devant le talent d'orateur du personnage, mais aussi le charisme de l'acteur.
On constatera que le final est effrayant, entre le fait de prôner le pouvoir à tous (et toutes donc), et ce que chuchote Ture à l'agent infiltré, de se préparer à prendre les armes, ça fait peur. Après ce passage déjà puissant, on tombe sur la scène comique. Première action de Stallworth comme agent du renseignement, joindre la branche locale du Ku Klux Klan. Pas la peine de les présenter. Entendre un Afro-Américain balancer des propos racistes anti-noirs au téléphone, entendus par un blanc qui l'acquiesce, provoque forcément une hilarité chez la spectatrice et le spectateur. Par contre les collègues de Ron sont pantois.
Problème, après avoir établit un lien oral, il faut assurer la rencontre. Forcément, auprès des supérieurs, ça va difficilement passer. Ici aussi on trouvera pas mal d'humour "vous devriez décliner l'offre" lui dira le grand chef. Sauf qu'il suffit d'envoyer un des agents blancs, et le tour est joué. Flip Zimmerman (Adam Driver, prouvant qu'il est un excellent acteur quand il délaisse le nul Kylo Ren) sera cet homme. On lui apprendra à parler comme Ron, afin de ne pas choquer les interlocuteurs téléphoniques.
C'est donc une enquête infiltrée que nous allons voir. Les rouages pour entrer au KKK. Le pourquoi ils brûlent des grandes croix, et le fait qu'ils sont débiles, mention spéciale pour Ivanhoé (Paul Walter Hauser), bourré du matin au soir et inversement. Seulement si Walter Breachway (Ryan Eggold) est modéré, son bras droit Félix (Jasper Pääkkönen) est plus radical voire violent. Nous y verrons ce que les États-Unis d'Amérique peuvent produire de plus gerbant, avec un tacle aux fans d'armes à feu au passage. Ils ont un langage fourni, avec pas mal d'insulte quand il s'agit d'insulter les non-blancs, qu'ils soient noirs ou juifs (ces derniers ont tué Jésus).
En parallèle, Ron tombe amoureux de Patrice Dumas (Laura Harrier), jeune étudiante qui est la présidente de la branche des Black Panther locales. Rencontrée pendant le discours de Ture, elle sera aussi la cible de Félix sur la fin du film. Ron lui mentira sur sa condition de flic ("Pigs" en anglais, traduit par "Poulets" chez nous). Ils parleront notamment de la Blacksploitation, avec évidemment Pam Grier et d'autres films dont "Shaft". Un passage sympa j'ai trouvé.
Par un heureux hasard, Ron tombera sur David Duke (Topher Grace) au téléphone. Il sympathisera rapidement avec le grand chef de l'Organisation (le Ku Klux Klan). Ce dernier va venir à Colorado Springs. Et Flip va se retrouver intronisé par le grand chef. Dans une séquence violente, mais montrant l'origine du KKK. Un film, un seul, suffira à ranimer l'Organisation. "The Birth of a Nation". Voir la salle (dans le film hein, pas dans la vraie vie) hilare devant les cavaliers vêtus de draps blancs, aux visages cachés, en train de taper des noirs, ça fait un truc, ça donne la nausée, j'avoue. Je ne parle même pas des commentaires de la femme de Félix. Entre l'intronisation et le film, on en apprend beaucoup sur cette merde qu'est le KKK, tout en ne comprenant pas comment ceci peut encore exister aujourd'hui.
Un (mal)heureux hasard, fit de Ron le garde du corps policier de David Duke. Entre lui et les domestiques, on sent une certaine tension. Surtout qu'en parallèle de l'intronisation, un ancien Afro-Américain racontera l'histoire de son ami, brûlé et lynché devant les policiers, à la fin de la seconde guerre mondiale. Avec les photos violentes (que l'on voit peu) à l'appui. Il raconte ceci devant des étudiant.e.s Afro-Américain.e.s, afin d'assurer une sorte de contre manifestation sachant que David Duke est en ville. Le montage est brillant dans cette scène, entre les blancs qui se retrouvent entre eux et font une petite réunion, et donc les Afro-Américains qui entendent une fois de plus une histoire de racisme particulièrement violente.
Je ne vous raconte pas comment le film s'achève. Si la fin de l'histoire est plutôt ironique je trouve, entre l'explosion, qui mettra en scène le principe de l'arroseur arrosé, le flic raciste, et ce "glissement" de Ron et Patrice vers un monde moderne tout aussi gerbant que celui des années 70, le film oscille parfaitement entre drame et comédie. On y perçoit très tôt des piques acerbes auprès de la gouvernance de Trump. Entre le "America greatest" de David Duke, puis carrément le "America First" lancé en chœur pas les membres du KKK lors de l'intronisation. Nous avons aussi ce passage où Ron discute avec son supérieur direct, où le jeune agent ne peut concevoir qu'un président ayant les idées du KKK ne puisse exister un jour, on sent là l'énorme critique auprès de Trump. Les cinq dernières minutes, marquantes, sont à la limite du soutenable. Choquantes, elles vous rendront les jambes lourdes, et presque dépressif ou dépressive. Jamais une fin ne m'avait autant choqué. Et ceci sans sang ou fusillade. Je ne vous la spoil pas, et évitez les infos la concernant, car quand on ne s'y attend pas, je pense que son impact est décuplé.
Rarement un film de 2h10 ne m'aura fait ressentir autant de chose. De l'humour, du drame, des passages choquants, donnant la nausée, il y en a à la pelle. Le sujet est autant le racisme anti Afro-Américain que l'antisémitisme. Avec un personnage de Flip très touchant. Son explication est elle aussi impressionnante, comme quoi les extrêmes poussent aux extrêmes. En gros il est juif (je spoil un peu pardon) mais n'est pas très croyant. Pas pratiquant non plus, il n'a jamais fait sa Bar Mitsvah. Pourtant, entendre un tel antisémitisme lui donne envie de tout lâcher et de plus s'impliquer dans la religion. Si j'ai bien compris car un truc a pu m'échapper. On y trouve des Afro-Américain.e.s las de leur condition, voulant prendre le pouvoir par la force, mais on sent une retenue tout de même. Bref Spike Lee nous offre un instantané à la fois humoristique et dramatique des années 70 aux U.S.A. tout en nous montrant l'écho que ça a aujourd'hui. Un écho que l'on prend comme un uppercut, laissant K.O. un bref instant le spectateur que je fus. Un film à voir absolument, pour le jeu des acteurs et actrices, une mise en scène sublime, et une histoire fascinante. Véritable montagne Russe émotionnelle. Une grande claque cinématographique. J'ai adoré. Si possible à voir en VOSTFr.
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